Manipulation des emprunts islamiques en langue française

Dr Aboû Fahîma ‘Abd Ar-Rahmên AYAD

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L’emprunt linguistique est un des procédés de formation du lexique. Les emprunts sont des mots que les langues dites cibles reçoivent des langues étrangères, dites sources. Les linguistes les classent communément dans le troisième stade d’intégration dans le lexique. Ils considèrent les mots d’emprunt comme un moyen d’enrichissement des langues, et « un mécanisme d’évolution linguistique ».[1] L’emprunt est véhiculé par les avancées technologiques et les découvertes scientifiques, mais aussi par les différences culturelles entre les peuples et les langues.

Ainsi, quand un emprunt est reçu dans la langue par le fait de l’effet culturel, il s’agira donc d’un emprunt dit connotatif. Et quand c’est l’essor technologique qui en est le vecteur, il sera nommé emprunt dénotatif.[2]

Cela dit, la règle générale de l’installation d’un emprunt dans une langue s’inscrit dans la nécessité et le besoin du sujet parlant à s’exprimer et communiquer des notions nouvelles, inconnues dans sa propre langue. Ce constat est explicitement rendu par Louis-Jean Calvet qui écrit :

« Les locuteurs se trouvent confrontés à une réalité ou à une pratique que leur langue ne nomme pas et ils utilisent pour le faire un mot d’une autre langue. »[3]

Notre corpus[4] a attesté plusieurs termes d’emprunt dont nous citons ceux de Coran et d’islam.

  1. Le mot Coran est un terme qui est cité une multitude de fois dans notre corpus. Sur le plan lexical et morphologique, le terme Coran est un emprunt reçu de la langue arabe. C’est une refonte faite sur le terme Qour’ên. Une adaptation phonétique du mot selon le système phonologique français a été effectuée. La définition donnée par le TLF est nonobstant divergente à plus d’un égard avec les sens identifiés du corpus, tel que le montrent les énoncés-versets que nous prélèverons ci-après :

En voici à présent les définitions rendues par le TLF :

A.− Livre sacré des musulmans, recueil de prédications de Mahomet, à caractère à la fois prophétique et législatif, qui constitue la base de la vie religieuse et politique de l’État théocratique musulman. Calligraphie, enluminure du Coran ; lire le Coran. Un 192 petit mur orné de sentences du Koran (Vigny, Serv. et grand. milit., 1835, p. 149). Psalmodier des versets du Coran.

− Loc. Lecteurs ou porteurs du Coran.

− La Mère du Coran, l’Introduction ou le Chapitre suffisant, qui peut remplacer tous les autres ; c’est comme le Pater des musulmans. Les lois du Coran (vieilli). L’Islam.

B.− Par métonymie

  1. Exemplaire du Coran. Marchande.
  2. La loi religieuse et politique des musulmans, contenue dans le Coran.

− Par métaphore Tel est le désert. Un Coran, qui n’est qu’une règle de jeu.

− Loc., vx. Disciples du Coran.

C.− Par analogie

  1. Livre de chevet ; ouvrage de référence habituelle. Synon. Bible.
  2. Code moral ou religieux d’une personne.

En contrepartie, voici quelques versets-énoncés où ce terme est mentionné dans le corpus :

– E. 1 : « (Ces jours sont) le mois de Ramadân au cours duquel le Coran a été descendu comme guide pour les gens, et preuves claires de la bonne direction et du discernement. » (Sourate La Vache, v. 185).

– E. 2 : « Ne méditent-ils donc pas sur le Coran ? S’il provenait d’un autre qu’Allah, ils y trouveraient certes maintes contradictions ! » (Sourate Les Femmes, v. 82).

– E. 3 : « Ne méditent-ils pas sur le Coran ? Ou y a-t-il des cadenas sur leurs cœurs ? » (Sourate Mouhammed, v. 24).

– E. 4 : « Ce Coran n’est nullement à être forgé en dehors d’Allah mais c’est la confirmation de ce qui existait déjà avant lui, et l’exposé détaillé du Livre en quoi il n’y a pas de doute, venu du Seigneur de l’Univers. » (Sourate Joseph, v. 10).

– E. 5 : « Dis : ‘’Même si les hommes et les djinns s’unissaient pour produire quelque chose de semblable à ce Coran, ils ne sauraient produire rien de semblable, même s’ils se soutenaient les uns les autres’’ ». (Sourate Le Voyage Nocturne, v. 88).

– E. 6 : « Certes, c’est toi qui reçois le Coran, de la part d’un Sage, d’un Savant. » (Sourate Les fourmis, v. 6), etc.

À partir de ces énoncés ainsi que d’autres, nous avons identifié les sens ci-dessous :

S.1 : Un Livre de méditation provenant d’Allâh.

S.2 : Descendu au mois de Ramadan comme guide pour les gens et preuves claires de la bonne direction et du discernement.

S.3 : C’est une Révélation divine.

S.4 : Révélé pour avertir les Arabes ainsi que tous ceux à qui il parviendra.

S.5 : Provient d’Allâh seul et confirmé par les Livres antérieurs.

S.6 : Il est inimitable.

S.7 : Provient au Prophète de la part d’Allâh, etc.

Au travers des énoncés, définitions et sens précédents, une analyse contrastive permet de constater qu’étant un emprunt, une restriction de sens versant dans la modification a été opérée dans le TLF. Il s’est agi principalement d’avoir omis les traits définitoires principaux de ce terme, à savoir que le Coran est une parole divine, révélée au Prophète Mouhammed (prière et salut d’Allâh sur lui) et à l’intention de tous les hommes. Ces traits sont nettement exprimés dans le corpus et totalement occultés par le TLF.

Sur le plan sémantique, les sens attestés rendus par le TLF ne précisent pas que le Coran est la parole de Dieu (Allâh). Voire, le TLF a mentionné que c’est le recueil de Mahomet. Chose qui vient en totale contradiction avec les sémantismes rendus par le corpus, notamment les sens 1, 3, 5 et 7. Ce terme tel qu’il est identifié dans les différents contextes du corpus renvoie à un même référent. Sa monoréférentialité concerne la totalité des sèmes qui expriment une même réalité, à savoir que le Coran émane uniquement d’Allâh (Dieu), qu’il est Sa parole et qu’il est destiné à toute l’humanité. Contrairement à cette réalité, à cet univers de croyance auquel sont attachés tous les musulmans, les auteurs du TLF ont subrepticement fait passer leurs conceptions puisant de leur propre univers de croyance s’accordant que le Coran est l’œuvre du Prophète. Ce trait est particulièrement rendu par les deux séquences Recueil de prédications de Mahomet, et Livre des musulmans. Or, linguistiquement, puisque le terme de Coran est un emprunt, la restriction aux sèmes principaux (le noyau du sens) de ce terme aura été le mécanisme sémantique capital à privilégier, puisqu’il garantit au terme d’emprunt de garder sa spécifié sémantique d’origine étant un mot ayant voyagé vers le français d’une langue étrangère, l’arabe.

La séquence Livre des musulmans, relève en fait l’ambigüité sémantique dont la définition du TLF est imprégnée. Car, en plus de l’indication de l’appartenance du Coran aux musulmans, ce segment implique que seulement les musulmans sont concernés de le lire ou d’y croire…, élément qui est carrément contradictoire avec les sens identifiés du corpus, comme cela induit également un sens implicite ou sous-entendu signifiant que le Coran est une propriété humaine, une œuvre d’un peuple ou d’une nation, les musulmans, alors que le corpus stipule que c’est le Livre d’Allâh, Sa Parole. Ce dernier sens (le Coran est une propriété humaine) caractérise particulièrement les écrits de beaucoup d’auteurs orientalistes et chrétiens qui s’entendent à dire que le Coran fait partie des textes construisant l’ensemble du patrimoine littéraire humain.

Nous pouvons par contre interpréter un tel réglage ou adaptation sémantique fait dans le TLF par l’influence du fait socioculturel et religieux chrétien ou idéologique sur le fait linguistique et lexical. L’univers de croyance des concepteurs du TLF, ou plus exactement des auteurs des corpus dont s’en est servi le TLF, pourrait donc être à l’origine d’une telle « manœuvre » ou détour lexical. Autrement dit, il parait que les rédacteurs du TLF se soient basés sur des corpus écrits par des non-musulmans non spécialistes pour construire une définition du Coran… Au fait, après avoir vérifié les documents auxquels les concepteurs du TLF se sont référés pour « confectionner » leur définition, nous confirmons notre hypothèse. En voici quelques-unes de leurs références : (Alfred de Vigny, Servitude et grandeur militaire, Maurice Barrès, Mes cahiers, Chateaubrilland, Le Génie du christianisme, etc.).

Cependant, on pourrait justifier une telle démarche par le fait que ce n’est pas le TLF qui a emprunté le terme de Coran à la langue arabe, mais c’est la langue française, ou les Français, plus exactement. C’est dire que la définition reprise par le TLF préexistait à sa lexicalisation.

Pourtant, une telle allégation ne saurait prétendre à la scientificité, car le rôle des lexicographes est bien évidement de définir les mots d’emprunts en se basant sur une stratégie étudiée du point de vue lexicologique et herméneutique.

Faisons remarquer enfin que tellement les imprécisions et ambigüités marquant les définitions du terme de Coran rendues par certains dictionnaires de langue, dont le TLF, comme nous venons de le démontrer, beaucoup d’auteurs et de traducteurs français et francophones, dont l’auteur de notre corpus, sont plutôt enclins à l’utilisation dans leurs écrits de la forme xénitique Qour’ân. Ils renoncent en fait à l’emprunt Coran, pour justement contourner ce problème terminologique.

  1. Le mot islam. C’est un emprunt fait à la langue arabe à une date très ancienne. D’après la rubrique étymologique du CNRTL qui accueille le TLF, ce mot islam est introduit dans la langue française en 1697, avec comme définition à cette époque « Religion, et pour le pays des Mahometans. »[5] Celle-ci est la définition étymologique. Or, dans le sens actuel que ce dictionnaire confère à islam, nous trouvons toujours la base de la définition historique ou étymologique, mais remaniée. Le contenu définitionnel demeure le même. Celui-ci est donné ainsi :
  2. Religion des musulmans, prêchée par Mahomet et fondée sur le Coran.
  3. [Islam écrit avec initiale majuscule] Ensemble des peuples qui professent cette religion ; la civilisation qui les caractérise.

Dans cette définition, les caractéristiques de restriction du sens qui caractérisent d’ordinaire les mots d’emprunt récents sont toujours relevables, alors que le terme d’islam « séjourne » en langue française depuis presque cinq siècles. Voire, ce n’est plus un séjour d’un terme voyageur qui venait de s’installer après un long voyage, mais c’est bien une unité lexicale qui s’est bien adaptée à la langue, à son système morphophonologique, et qui avec une telle intégration, l’insertion dans la langue sur le plan du sens devait être au niveau de son insertion sur le plan morphologique et phonétique. Car il est décidément, et depuis bien longtemps, partie intégrante de la langue, et autour duquel une famille de mots est constituée, que sont les morphèmes dérivés de cette base islam dans toutes les classes grammaticales, et ayant une place bien précise dans le discours. C’est pourquoi nous trouvons les mots : musulman-e (subst. et adj., masc. et fém.), islamique (adj.), islamiquement (adv.), islamiser (v.), islamisation (n. d’action), islamisme (subst. masc.), désislamiser, réislamiser (v. avec préfixes de privation et de répétition), islamité (nom statif), etc.

« L’emprunt ancien est consacré et devient partie intégrante de la langue. Il va ainsi des mots français bazar (persan) ; café (turc), tomate (nahuat), véranda (hindi), wagon (anglais), spaghetti (italien), robot (tchèque), junte (espagnol), etc. On constate qu’il y a adaptation à la langue d’accueil (emprunt adapté) au minimum sur les plans phonologique et phonétique (le mot anglais football est prononcé de manière conforme au système phonique français) ; il peut y avoir aussi un ajustement morphologique (…) Une fois adopté par la langue, un emprunt peut donner lieu à des dérivations (bazarder, cafétéria, robotique). »[6]

Et c’est là justement que s’affichent tous les critères de francisation linguistique d’un mot emprunté, où celui-ci perd ses traits morphosyntaxiques de la langue source et épouse ceux de la langue emprunteuse. Ce sont ces traits mêmes qui sous-tendent la constitution de la famille du mot d’emprunt. Critères d’une totale installation dans cette langue. Jean Dubois et coll., mettent ce point en exergue par ces termes :

« Le stade ultime de l’installation est l’emprunt proprement dit : le mot est versé au vocabulaire français, et peut par exemple entrer dans des processus de dérivation et de composition. »[7]

Ils ont par la suite fixé trois critères d’intégration entière d’un emprunt dans la langue que sont :

  1. Le critère phonologique.
  2. Le critère morphosyntaxique : un emprunt pleinement intégré peut devenir formant de base de dérivation.
  3. Le critère sémantique : l’insertion se manifeste également par des changements de sens, par déspécialisation du sens restreint de l’emprunt. L’emprunt comporte en effet une forme de restriction sémantique par rapport au mot de la langue d’origine. Lorsque la francisation est complète, l’emprunt peut élargir son extension : black-out emprunté à l’anglais dans le sens restreint de « camouflage des lumières contre les attaques aériennes » n’est plus réservé à ce sens : on peut faire le black-out sur une affaire politique ou financière.[8]

Donc pour l’emprunt islam qui nous occupe, la restriction du sens ne l’a pas quitté, car elle est en décalage avec son intégration phonologique et morphosyntaxique. Le sens de cet emprunt quatre fois centenaire est stagné à la définition étymologique, tel que nous l’avons signalé plus haut.

Le corpus, pour sa part, dans les définitions recueillies des différentes occurrences, attribue à ce mot plusieurs sens renvoyant aussi bien à l’étymon, la base dans laquelle il est construit, qu’à ses formes dérivationnelles en langue arabe, dont celle de l’homme adepte de cette religion. Il s’agit d‘une extension du sens très exprimée, mais gravitant tout autant dans la notion de religion.

Parmi les sens enregistrés, nous citons les trois ci-dessous :

S.1 : Lumière venant du Seigneur de l’univers.

S.2 : Seuls les gens épanouis spirituellement le (l’islam) suivent.

S.3 : Religion parachevée et agréée.

Cette courte analyse rend en fait compte des modifications de sens que les lexicographes opèrent sur les mots empruntés au registre islamique. L’effet idéologique ou religieux chrétien peut en effet être à l’origine d’une telle manipulation.

Références bibliographiques

CALVET, Louis-Jean, La guerre des langues et les politiques linguistiques, Hachette Littératures, Paris, 1999.

DUBOIS, Jean, et coll., Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage, Larousse, Paris, 1994.

ESSONO, Jean-Marie, Précis de linguistique générale, L’Harmattan, Paris, 1998.

Hamidullah Muhammad, Le Noble Coran et la traduction en langue française de ses sens, Complexe du roi Fahd, Médine, 1998, l’introduction.

Le TLF (Trésor de la langue française), disponible en ligne sur : https://www.cnrtl.fr/

MOREAU, Marie-Louise, Sociolinguistique, concepts de base, Mardaga, Liège, 1997.

Publié sur : https://scienceetpratique.com/10969-2/

https://t.me/Linguistiqueetislam

https://t.me/scienceetpratique

………………

[1] Moreau M.-L., Sociolinguistique, concepts de base, Mardaga, Liège, 1997, p. 137.

[2] Essono J.-M., Précis de linguistique générale, p. 130.

[3] Calvet L.J., La guerre des langues et les politiques linguistiques, Hachette Littératures, Paris, 1999, p. 236.

[4] Nous avons utilisé comme corpus d’étude, la traduction française du Qour’ên « Coran » réalisée par Muhammad Hamidullah, et qui est éditée par le Complexe du Roi Fahd d’Arabie Saoudite.

[5] Le TLF, à l’entrée « islam ». [En ligne], consulté le 17/10/2021. URL : https://www.cnrtl.fr/etymologie/islam

[6] Moreau M.-L., op. cit., p. 137.

[7] Dubois J. et coll., Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage, p. 512.

[8] Ibidem.