Autour du terme savant divin (عالم ربَّاني / ‘êlim rabbênî)

 

Aboû Fahîma ‘Abd Ar-Rahmên AYAD El Bidjê’î

Enseignant-chercheur en linguistique générale et en sciences du langage

Études doctorales en lexicologie et sémantique (terminologie islamique)

Études universitaires en sciences islamiques et en traduction

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Au Nom d’Allâh, le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux

La Louange est à Allâh, et qu’Allâh prie et salue notre Prophète Mouhammed.

Allâh Béni et Très-Haut a dit :

))مَا كَانَ لِبَشَرٍ أَن يُؤْتِيَهُ اللَّهُ الْكِتَابَ وَالْحُكْمَ وَالنُّبُوَّةَ ثُمَّ يَقُولَ لِلنَّاسِ كُونُوا عِبَادًا لِّي مِن دُونِ اللَّهِ وَلَٰكِن كُونُوا رَبَّانِيِّينَ بِمَا كُنتُمْ تُعَلِّمُونَ الْكِتَابَ وَبِمَا كُنتُمْ تَدْرُسُونَ.(( ]آل عمران: 79[.

((Il ne conviendrait pas à un être humain à qui Allâh a donné le Livre, la Compréhension et la Prophétie de dire ensuite aux gens :’’Soyez mes adorateurs, à  l’exclusion d’Allâh ; mais au contraire, il devra dire :’’devenez des savants [divins], puisque vous enseignez le Livre et vous l’étudiez’’ »)) Êl ‘Imrân (La Famille d’Imran), v. 79.

Cela étant dit, certains frères, et depuis quelques années, m’ont interrogé avec une allure critique sur le fait d’avoir traduit, dans quelques articles, le terme arabe de (العالم الرَّبَّاني/el ‘êlim ar-arabbênî) par l’équivalent savant divin. Ils ont ainsi rétorqué mon utilisation du mot divin dans le composite.

Cette critique a réapparu ces derniers jours avec la réédition de mon livre Abd El Hamîd Ibn Badis, un Imam de guidée, de science et de réforme (voir par ici : https://scienceetpratique.com/publication-2021/), où l’on peut voir sur le bas de page de la page (6) le terme en question.

Or, ce qui rend ces critiques tristes, est bien le fait que certains, se permettant de jouer le rôle du grammairien, se sont donnés à émettre des jugements de valeur. Mais cela rappelle l’adage de nos savants disant : « Qui ignore une chose, la prend en haine. »

Ainsi, et en guise de réponse à mes frères, je dirai ce qui suit :

Avant d’aller dans le vif de la problématique, il faudra préciser que le terme Dieu, n’est pas l’équivalent de (الله/Allâh), mais de (الرَّبُّ/Ar-Rabb). Le sémème (contenu sémantique) de ce terme, tel qu’il est attesté dans les dictionnaires de la langue française, prouve cette réalité lexicale.

De ce fait, Ar-Rabb, en islam, est le Nom d’Allâh dont l’Épithète : Ar-Rouboûbiyya a donné le premier type de tewhîd (unicité) signifiant adorer Allâh par Ses actes et Ses œuvres[1].

De par-là l’on retrouve par dérivation adjectivale le terme de divin, qui, lui, signifie justement une action, une adoration ou une qualité propre à l’humain en relation directe avec Dieu ; en ce sens qu’elle est vouée par l’homme à son Seigneur (Dieu).

Les dictionnaires français catégorisent de manière générale cette notion dans la définition (3) à l’entrée Dieu. J’en citerai quelques exemples de dictionnaires plus bas.

Ceci étant écarté, il est à noter que dans l’usage de la langue arabe religieuse, et chez les Gens de la Sounna, le terme de (عالم ربَّاني/‘êlim rabbênî) signifie le savant qui, parce qu’il est affilié au Rabb (Dieu)[2], jouit de certaines caractéristiques dont celle d’apprendre aux gens les choses mineures de la religion avant les choses majeures[3]. El Qourtobî qu’Allâh lui fasse miséricorde a dit : « C’est comme s’il prenait exemple sur le Seigneur (Dieu) Pureté à Lui dans la simplification des choses. »[4]

Parmi également les caractéristiques du savant rabbênî, celles-là rapportées par Ibn Kathîr qu’Allâh lui fasse miséricorde qui dit : « Ibn ‘Abbês, Aboû Razîn et plus d’un ont dit : c’est-à-dire soyez sages, savants et longanimes. Et El Hacèn et plus d’un à part lui ont dit : soyez fouqahê’. Et c’est aussi ainsi qu’il est relaté d’après Ibn ‘Abbês, sè’îd Ibn Djoubeyr, Qatêda, ‘Atâ’ El Khracênî ; ‘Atiyya El ‘Oûfî, et Ar-Rabî‘ Ibn Ans. Et d’après également El Hacèn : cela veut dire, soyez des partisans d’adoration et de crainte pieuse (teqwâ). »[5]

Dans ces explications, les sèlèfs (salafs : pieux prédécesseurs) ont répertorié plusieurs caractères du savant rabbênî (divin), dont : la sagesse, la longanimité, le fiqh (compréhension correcte de la religion), la dévotion et la crainte pieuse.

Parmi aussi les caractères de ces savants rabbêniyyoûn, et qui nous rappellent, par ailleurs, l’attitude de certains de nos confrères traducteurs français ou francophones dans leurs traductions, celui d’éducation. Effectivement, beaucoup de traducteurs traduisent le terme de (عالم ربَّاني/‘êlim rabbênî) par « l’équivalent » : savant éducateur.

Cependant, à vrai dire, le mot éducateur, ne reproduit qu’une seule particule de sens (sème) contenue dans ce terme. Ce qui rend la transposition de son sens de l’arabe vers le français très réductrice. Notons, de plus, que dans les différentes significations du terme de Dieu qui donne le dérivé divin comme équivalent littéral et intégral de rabbênî, il n’y a pas, tel que l’ont enregistré les dictionnaires, le sens d’éducation ou d’éducateur. Ce qui veut dire, en traductologie et en sémantique, qu’on traduit un mot non par son équivalent fonctionnel, mais par un de ses sèmes, ou un de ses traits définitoire, ici : éducateur. Mais sachant, une fois de plus, que l’équivalent français littéral et étymologique (Dieu, divin) ne contient pas la notion d’éducation. Ce qui caractérise en fait une situation dans laquelle on est complètement versé sur un autre champ lexical en français, qui est celui du mot éducation. On n’est plus dans le même secteur notionnel.

Cet état de fait dévoile une réalité linguistique obscure concernant les compétences traductionnelles de beaucoup parmi les traducteurs français. Cela relève même d’une crise lexicale. Car, quel motif pourrait-il pousser un traducteur à sortir d’un champ lexical précis offrant des équivalents bien en usage et se laisser déborder sur d’autres mots ayant des champs lexicaux différents ?

Revenons aux sens du terme qui nous préoccupe. Il fait donc aussi partie de ses sens la caractéristique de l’éducation ; le savant qui éduque.

Dans ce rapport, l’érudit As-Sè‘dî qu’Allâh lui fasse miséricorde a dit : « C’est-à-dire, savants, sages, longanimes, enseignant les gens et les éduquant allant des petites choses avant les grandes, et en les pratiquant… »[6]

Quant à l’adjectif divin qui est un dérivé du terme Dieu, il offre un éventail très large et riche permettant de retrouver le sens de rabbênî, dans la mesure où ce savant est affilié à Dieu (comme l’a noté l’Imam El Qourtobî), et qui en même temps regroupe les notions d’excellence et de perfection humaine (dévotion à Allâh, sagesse, éducation, etc.). Toutes ces caractéristiques sont reproduites dans le contenu sémantique du terme, tel que les dictionnaires français l’ont enregistré.

Sur le plan diachronique (historique), ce terme désigne spécifiquement chez les chrétiens ce qui est propre à Dieu, sachant nonobstant que ce trait définitoire est spécialisé et réduit au christianisme, car dans l’usage plus général, extensif, le terme a le sens de beau, d’excellent, et de parfait.[7]

Il conviendrait ici de faire remarquer que c’est plus ou moins le contexte chrétien du terme, qui a fait croire à certains, notamment les lecteurs qui m’ont adressé leurs critiques, que le terme divin est à bannir pour l’unité terminologique (عالم ربَّاني/‘êlim rabbênî).

Or, étant dans la langue française, langue profondément traversée par la religion chrétienne, tout le lexique dont on se sert pour écrire sur et dans l’islam, dans cette langue, est entaché de près ou de loin de l’empreinte chrétienne.

Jusqu’à présent, il n’y a pas une terminologie islamique[8] univoque. Les termes de l’islam qu’on utilise en langue française et qui sont marqués d’univocité (c.-à-d. ayant un seul sens, celui de l’islam) sont seulement ceux des emprunts, tels par exemple : Allâh, mosquée, djinn, calife…, et ils sont très rares,  ou encore ceux d’une utilisation plus faible, non répandue dans l’usage français, qui sont des pérégrinismes ou des xénismes, tels la salât, la zakêt, Iblîs, etc.

Cependant, l’éventail assez large du terme divin, tel qu’il est noté précédemment, notamment dans le contexte général (la langue générale, commune) et non le contexte chrétien, les sens de divin, sont tout naturellement valables pour donner l’équivalence la plus ample sémantiquement au terme rabbênî.

 Pour poursuivre la démonstration de l’usage élargi de l’unité divin et sa commodité à reproduire les notions de rabbênî, je cite les dictionnaires ci-dessous :

Le T.L.F. (Trésor de la langue française), précisant que l’acte concerne proprement l’homme et non Dieu énonce 

« [En parlant de qqn] Qui est attaché au service, au culte d’un (ou des) dieu(x), qui est inspiré par lui (eux).

Par extension :

  1. c) Qui a Dieu pour objet, qui est dû à Dieu.

IV.− Par hyperbole :

A.− [Par opposition au caractère imparfait qui est généralement attaché à tout ce qui est humain ou terrestre]

Au plan de l’esthétique dans le sens général. 

Qui représente − dans son genre − la perfection, l’excellence, et qui émerveille. »[9]

Le Petit  Larousse Illustré, 2006 : « 3. Qui a les plus grandes qualités : parfait, merveilleux, exquis.[10]

Le Robert Brio, analyse comparative des mots, en plus de la caractéristique d’excellence humaine, précise aussi le sens de culte rendu par l’homme à Dieu, et le défini également par son antonyme: « 2. Qui est voué à Dieu, à un dieu. Le culte divin. 3. Excellent, parfait, qui transporte. Céleste, sublime, suprême, contraire de mauvais. »[11]

Le Larousse Maxipoche, 2014 : « 2. Qui a atteint la perfection : Un tableau divin (synonyme : exceptionnel, magnifique, sublime). »[12]

Enfin, toutes ces définitions démontrent on ne peut plus clairement la correspondance lexicale et sémantique existant entre les termes de rabbênî et de divin. Les traits parfait, magnifique, merveilleux, sublime, suprême rejoignent de très près les sens donnés par les gens de science à cette unité terminologique (عالم ربَّاني/‘êlim rabbênî). Ce qui, de toute évidence, permet, et avec toute légitimité linguistique, de donner le terme savant divin comme équivalent à ‘êlim rabbênî. Et Allâh en est plus Savant.

Et notre dernière invocation est : Louange à Allâh, le Seigneur de l’univers.

………..

[1] At-Tèmhîd licharh kitêb at-tewhîd(Le préambule pour expliquer le livre de l’unicité), Sâleh Êl Ac-Cheykh, pp.15-16.

[2] El Qourtobî dans son Exégèse, au verset 71 de la sourate êl ‘Imrân mentionné en début d’article.

[3] Définition donnée par Ibn ‘Abbês qu’Allâh l’agrée : voir l’exégèse d’El Qourtobî au verset 71 de la sourate êl ‘Imrân.

[4] Ibid.

[5] L’exégèse d’Ibn Kathîr au verset 71 de la sourate êl ‘Imrân.

[6] Exégèse de l’érudit As-Sè‘dî au même verset qu’en haut.

[7] Le Robert, dictionnaire historique de la langue française, à l’entrée « divin », p. 1055.

[8] Voir à ce propos mon livre La terminologie religieuse de l’islam dans la langue française, éd. Science et pratique, Béjaia, 2017. Des passages de cet ouvrage sont publiés dans des articles en ligne sur : https://scienceetpratique.com/category/recherche-linguistique/

[9] Le TLF, cf. https://www.cnrtl.fr/definition/divin

[10] Le Petit  Larousse Illustré, 2006, éd. Larousse, Paris, à l’entrée, divin, p. 374.

[11] Le Robert Brio, analyse comparative des mots, éd. Le Robert, Paris, à l’entrée, divin, p. 505.

[12] Le Larousse Maxipoche, 2014, éd. Larousse, Paris, à l’entrée, divin, p. 427.